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Il était capable d’échanger avec les plus brillants philosophes, et possédait une impressionnante mémoire. Presque aussi bonne que la mienne, en réalité. Cependant, il n’était guère raisonneur.

 

Description : 040

 

Chaos et stabilité : la brume représentait les deux. La Terre accueillait un Empire, cet Empire une dizaine de royaumes brisés, ces royaumes des villes, cités, villages et plantations. Et au-dessus de tous, en eux, autour d’eux, régnait la brume. Elle était plus constante que le soleil, car les nuages ne pouvaient la masquer. Plus puissante que les tempêtes, car capable de survivre aux caprices du climat. Elle était constamment là. Changeante, mais éternelle.

Le jour était un soupir impatient dans l’attente de la nuit. Mais quand tombaient les ténèbres, Vin découvrait que les brumes ne l’apaisaient plus comme avant.

Rien ne semblait plus certain désormais. Autrefois, la nuit était son refuge ; à présent, elle se surprenait à jeter des coups d’œil derrière elle en quête de silhouettes fantomatiques. Autrefois, Elend lui apportait la paix, mais il était en train de changer. Autrefois, elle avait été en mesure de protéger ce qu’elle aimait – mais elle redoutait de plus en plus que les forces qui s’exerçaient contre Luthadel soient au-delà de sa capacité à les arrêter.

Rien ne l’effrayait davantage que sa propre impuissance. Dans l’enfance, elle avait tenu pour acquise son incapacité à changer les choses, mais Kelsier lui avait offert un certain sens de l’amour-propre.

Si elle ne pouvait protéger Elend, à quoi servait-elle donc ?

Il y a encore des choses que je peux faire, se dit-elle avec insistance. Elle était accroupie en silence sur une corniche, les glands de sa cape pendant dans le vide, oscillant légèrement au vent. Juste en dessous d’elle, des torches brûlaient d’une lueur intermittente le long de la façade du Bastion Venture, illuminant deux des gardes de Ham. Ils se tenaient sur le qui-vive au cœur des brumes tourbillonnantes, témoignant d’un zèle impressionnant.

Les gardes ne devaient pas pouvoir la distinguer assise juste au-dessus d’eux ; ils devaient à peine y voir à six mètres dans la brume épaisse. Ils n’étaient pas allomanciens. En dehors du noyau dur de la bande, Elend avait à peine accès à une dizaine de Brumants – ce qui le mettait en position de faiblesse allomantique vis-à-vis de la plupart des autres nouveaux rois de l’Empire Ultime. Vin était censée compenser cet écart.

Les torches vacillèrent comme les portes s’ouvraient, et une silhouette quitta le palais. La voix de Ham résonna doucement dans la brume tandis qu’il saluait ses gardes. L’une des raisons – si ce n’était la principale – expliquant leur zèle extrême tenait à Ham lui-même. Il était peut-être un rien anarchiste au fond de lui, mais il pouvait se révéler un excellent meneur si on lui accordait une petite équipe. Bien que ses gardes ne soient pas les soldats les plus disciplinés et les plus raffinés qui soient, ils étaient d’une farouche loyauté.

Ham s’entretint un moment avec ses hommes, puis les salua et sortit parmi les brumes. La petite cour située entre le bastion et son rempart comportait quelques guérites, auxquelles Ham allait rendre visite l’une après l’autre. Il s’aventura dans la nuit avec assurance, préférant se fier à la lumière diffuse des étoiles plutôt que de s’aveugler avec une torche. Une habitude de voleur.

Vin sourit et bondit discrètement à terre avant de se mettre à filer Ham en trottinant. Il continua à marcher, ignorant sa présence. Quel effet ça ferait de ne posséder qu’un seul pouvoir allomantique ? se demanda Vin. D’être capable de se rendre plus fort, mais d’avoir les oreilles aussi faibles que celles d’une personne ordinaire ? Elle n’utilisait ses talents que depuis deux ans, pourtant elle se reposait déjà lourdement sur eux.

Ham s’avançait toujours, tandis que Vin le suivait discrètement, jusqu’à ce qu’ils atteignent le guet-apens. Vin se raidit, attisant son bronze.

OreSeur hurla soudain, bondissant d’une pile de cartons. Le kandra dessinait une sombre silhouette dans la nuit et son cri, même aux oreilles de Vin, était assez inhumain pour paraître dérangeant. Ham pivota, jurant tout bas.

Il attisa son potin par réflexe. Concentrée sur son bronze, Vin eut confirmation que les pulsations provenaient bel et bien de lui. Ham se retourna, fouillant la nuit du regard tandis qu’OreSeur atterrissait. Vin se contenta toutefois de sourire. Si Ham employait l’allomancie, il n’était donc pas l’imposteur. Elle pouvait rayer de sa liste un nom supplémentaire.

— Tout va bien, Ham, dit-elle en s’avançant.

Ham hésita, baissant sa canne de duel.

— Vin ? demanda-t-il, plissant les yeux pour percer la brume.

— C’est moi, répondit-elle. Je suis désolée, tu as effrayé mon chien. Des fois, il est un peu nerveux la nuit.

Ham se détendit.

— Comme nous tous, je crois. Il s’est passé quoi que ce soit, ce soir ?

— Pas que je sache, répondit-elle. Je t’en informerai si c’est le cas.

Ham hocha la tête.

— J’apprécierais – même si ça m’étonnerait que tu aies besoin de moi. Je suis le capitaine de la garde, mais c’est toi qui fais tout le travail.

— Tu es plus précieux que tu ne le crois, Ham. Elend a confiance en toi. Depuis que Jastes et les autres l’ont quitté, il avait besoin d’un ami.

Ham acquiesça. Vin se retourna pour regarder au cœur des brumes, où OreSeur patientait assis sur son arrière-train. Il semblait de plus en plus à l’aise avec son corps de chien.

Maintenant qu’elle savait que Ham n’était pas un imposteur, il y avait un sujet qu’elle devait aborder avec lui.

— Ham, dit-elle, la façon dont tu protèges Elend a plus de valeur que tu ne le crois.

— Tu parles de l’imposteur, répondit Ham tout bas. El m’a demandé de passer en revue tout le personnel du palais pour voir qui avait pu disparaître quelques heures ce jour-là. Mais ce n’est pas une tâche facile.

Elle hocha la tête.

— Il y a autre chose, Ham. Je n’ai plus d’atium.

Il resta un instant immobile et silencieux parmi les brumes, puis elle l’entendit jurer à mi-voix.

— La prochaine fois que j’affronterai un Fils-des-brumes, je mourrai, ajouta-t-elle.

— Seulement si lui a de l’atium.

— Quelles sont les chances que quelqu’un envoie un Fils-des-brumes me combattre sans atium ?

Il hésita.

— Ham, reprit-elle, il faut que je trouve un moyen de me battre contre quelqu’un qui brûle de l’atium. Dis-moi que tu en connais un.

Ham haussa les épaules dans le noir.

— Il y a pas mal de théories, Vin. Un jour, j’ai eu une longue conversation sur le sujet avec Brise – même s’il a ronchonné quasiment tout du long que je l’agaçais.

— Alors ? Qu’est-ce que je peux faire ?

Il se frotta le menton.

— La plupart des gens s’accordent à dire que le meilleur moyen de tuer un Fils-des-brumes sans atium, c’est de le surprendre.

— Ce qui ne m’aide pas beaucoup s’il m’attaque en premier, répondit Vin.

— Eh bien, à part la surprise, il n’y a pas grand-chose à faire. Certains pensent qu’il est éventuellement possible de tuer un Fils-des-brumes qui se sert d’atium en le piégeant dans une situation inévitable. C’est comme une partie de mattes – parfois, le seul moyen de prendre une pièce consiste à l’acculer de telle sorte qu’elle perde, quel que soit le mouvement qu’elle choisisse.

» Mais c’est difficile d’appliquer cette méthode à un Fils-des-brumes. Le problème, c’est que l’atium lui permet de voir l’avenir – donc il sait quand un mouvement va le prendre au piège, ce qui lui permet d’éviter cette situation. Et puis le métal est aussi censé accroître ses capacités mentales.

— Effectivement. Quand je brûle de l’atium, j’esquive souvent avant même de comprendre ce qui est en train de se passer.

Ham hocha la tête.

— Donc, reprit Vin, qu’est-ce qu’il y a d’autre ?

— C’est tout, Vin, répondit Ham. Les Cogneurs abordent souvent ce sujet – on redoute tous d’affronter un Fils-des-brumes. Ce sont tes deux seules options : le surprendre ou l’écraser. Je suis désolé.

Vin fronça les sourcils. Aucune de ces deux méthodes ne l’aiderait beaucoup si elle se retrouvait prise dans une embuscade.

— Bon, il faut que je me remette en route. Je promets de t’avertir de tous les cadavres que je vais faire apparaître.

Ham éclata de rire.

— Et si tu essayais simplement d’éviter de te fourrer dans des situations où tu dois en produire, hein ? Le Seigneur Maître seul sait ce que ferait ce royaume si on te perdait…

Vin hocha la tête, bien qu’elle ignore dans quelle mesure Ham la voyait dans le noir. Elle fit signe à OreSeur et se dirigea vers le rempart du bastion, laissant Ham sur le chemin pavé.

— Maîtresse, dit OreSeur tandis qu’ils atteignaient le sommet du rempart, pourrais-je vous demander quelles raisons vous aviez de surprendre ainsi Maître Hammond ? Aimez-vous à ce point faire peur à vos amis ?

— C’était un test, répondit Vin en s’arrêtant près d’un merlon pour regarder la ville proprement dite.

— Un test, Maîtresse ?

— Pour voir s’il allait recourir à l’allomancie. Comme ça, je pouvais savoir qu’il n’était pas un imposteur.

— Ah, répondit le kandra. Très astucieux, Maîtresse.

Vin sourit.

— Merci, dit-elle.

Une patrouille de gardes se dirigeait vers eux. Pour éviter d’avoir affaire à eux, Vin désigna la guérite qui surmontait la passerelle. Elle bondit en prenant appui sur une pièce, et atterrit au sommet. OreSeur bondit auprès d’elle, utilisant son étrange musculature de kandra pour franchir cette hauteur.

Vin s’assit en tailleur pour réfléchir, et OreSeur s’avança vers le bord du toit où il s’allongea, laissant pendre ses pattes par-dessus bord. Ils restèrent immobiles tandis que Vin méditait. OreSeur m’a dit qu’un kandra ne gagnait pas de pouvoirs allomantiques s’il mangeait un allomancien… Mais un kandra peut-il être lui-même allomancien ? Je n’ai jamais terminé cette conversation.

— Ça va m’apprendre si quelqu’un n’est pas un kandra, n’est-ce pas ? interrogea-t-elle en se tournant vers OreSeur. Vos semblables ne possèdent pas de pouvoirs allomantiques ?

OreSeur ne répondit pas.

— OreSeur ? demanda Vin.

— Je ne suis pas autorisé à répondre à cette question, Maîtresse.

Oui, songea Vin en soupirant. Le Contrat. Comment suis-je censée attraper cet autre kandra si OreSeur ne répond à aucune de mes questions ? Elle s’étendit, frustrée, se servant de sa cape de brume comme d’un coussin.

— Votre plan va fonctionner, Maîtresse, énonça calmement OreSeur.

Vin se tourna pour le regarder. Il reposait la tête sur les pattes avant, contemplant la ville.

— Si vous percevez des ondes allomantiques provenant de quelqu’un, alors ce n’est pas un kandra.

Vin perçut dans ses mots une hésitation teintée de réticence, et il ne la regarda pas. C’était comme s’il parlait à contrecœur, lui livrant des informations qu’il aurait préféré garder pour lui-même.

Ce qu’il peut se montrer secret, songea Vin.

— Merci, dit-elle.

OreSeur haussa ses épaules canines.

— Je sais que vous préféreriez ne pas traiter avec moi, ajouta-t-elle. Chacun de nous préférerait garder ses distances avec l’autre. Mais on va devoir fonctionner comme ça.

OreSeur acquiesça de nouveau, puis tourna légèrement la tête pour la regarder.

— Pourquoi me détestez-vous ?

— Je ne vous déteste pas, protesta Vin.

OreSeur haussa un sourcil canin. Il y avait dans ces yeux-là une sagesse, une compréhension que Vin s’étonna d’y lire. Elle n’avait encore jamais vu cela chez lui.

— Je…, commença-t-elle, laissant sa phrase en suspens tout en détournant le regard. C’est seulement que je ne me suis jamais remise de savoir que vous aviez mangé Kelsier.

— Ce n’est pas tout, dit OreSeur en se tournant de nouveau pour contempler la ville. Vous êtes trop intelligente pour vous laisser déranger par ça.

Vin fronça les sourcils avec indignation, mais le kandra ne la regardait pas. Elle se retourna pour lever les yeux vers les brumes. Pourquoi est-ce qu’il a abordé le sujet ? se demanda-t-elle. On commençait tout juste à bien s’entendre. Elle s’était efforcée d’oublier.

Vous voulez vraiment le savoir ? se dit-elle. Très bien.

— C’est parce que vous saviez, murmura-t-elle.

— Pardon, Maîtresse ?

— Vous saviez, répéta Vin, sans détourner le regard des brumes. Vous étiez le seul membre de la bande à savoir que Kelsier allait mourir. Il vous avait dit qu’il allait se laisser tuer, et que vous deviez prendre ses os.

— Ah, répondit OreSeur tout bas.

Vin tourna vers la créature des yeux accusateurs.

— Pourquoi vous n’avez rien dit ? Vous saviez ce que Kelsier représentait pour nous. Est-ce que vous avez seulement envisagé de nous prévenir que ce crétin comptait se tuer ? Est-ce que ça vous a seulement traversé l’esprit qu’on aurait pu l’en empêcher, trouver une autre solution ?

— C’est très sévère de votre part, Maîtresse.

— Eh bien, répondit Vin, c’est vous qui m’avez posé la question. C’était pire juste après sa mort. Quand vous êtes devenu mon serviteur sur ses ordres. Vous n’avez même jamais parlé de ce que vous aviez fait.

— Le Contrat, Maîtresse, expliqua OreSeur. Vous ne voulez peut-être pas l’entendre, mais j’étais sous contrainte. Comme Kelsier refusait que vous soyez informés de ses projets, je ne pouvais vous en parler. Haïssez-moi si vous le souhaitez, mais je ne regrette pas mes actes.

— Je ne vous hais pas. (Je n’en suis plus là.) Mais franchement, vous n’auriez même pas enfreint le Contrat pour son bien à lui ? Vous avez servi Kelsier pendant deux ans. Ça ne vous touchait même pas de savoir qu’il allait mourir ?

— Pourquoi devrais-je me soucier de la mort de l’un ou l’autre de mes maîtres ? répondit OreSeur. Il y en a toujours un autre pour prendre leur place.

— Kelsier n’était pas ce genre de maître, dit Vin.

— Ah non ?

— Non.

— Je vous présente mes excuses, Maîtresse, répondit OreSeur. Dans ce cas, j’agirai comme on me l’ordonne.

Vin ouvrit la bouche pour répliquer, puis la referma brusquement. S’il était résolu à penser comme un idiot, alors c’était son droit. Il pouvait continuer à mépriser ses maîtres, tout comme…

Tout comme elle le méprisait, lui. Pour avoir tenu parole, pour avoir respecté le Contrat.

Depuis que je le connais, je le traite affreusement mal, se dit Vin. D’abord, quand il était Renoux, je réagissais contre son allure hautaine – mais ce n’était pas la sienne, elle faisait partie du rôle qu’il devait jouer. Ensuite, quand il était OreSeur, je l’évitais. Je le détestais, même, pour avoir laissé mourir Kelsier. Maintenant, je viens de lui imposer le corps d’un animal.

Et depuis deux ans que je le connais, les seules fois où je l’ai interrogé sur son passé, c’était pour pouvoir glaner plus d’informations sur son peuple afin de démasquer l’imposteur.

Vin étudia les brumes. De tous les membres de la bande, seul OreSeur était traité comme un étranger. On ne l’invitait pas aux réunions. Il n’avait pas hérité d’une place dans leur gouvernement. Il s’était montré aussi utile que n’importe lequel d’entre eux en jouant un rôle capital – celui de « l’esprit » Kelsier, revenu d’entre les morts pour inciter les skaa à leur rébellion finale. Et pourtant, alors que les autres possédaient des titres, des amitiés et des devoirs, la seule chose qu’OreSeur avait gagnée à renverser l’Empire Ultime avait été un autre maître.

Qui le détestait.

Pas étonnant qu’il réagisse comme ça, se dit Vin. Les dernières paroles que lui avait adressées Kelsier lui revinrent : Tu as beaucoup de choses à apprendre sur l’amitié, Vin… Kell et les autres l’avaient accueillie parmi eux, l’avaient traitée avec gentillesse et dignité, même quand elle ne le méritait pas.

— OreSeur, dit-elle, à quoi ressemblait votre vie avant que Kelsier vous recrute ?

— Je ne vois pas le rapport avec la recherche de l’imposteur, Maîtresse.

— Ça n’en a aucun. Je me disais simplement que je devrais peut-être apprendre à mieux vous connaître.

— Toutes mes excuses, Maîtresse, mais je ne veux pas que vous me connaissiez.

Vin soupira. Tant pis.

Cela dit… eh bien, Kelsier et les autres ne lui avaient pas tourné le dos quand elle avait fait preuve de brusquerie avec eux. Les mots d’OreSeur possédaient une tonalité familière. Elle y reconnaissait quelque chose.

— L’anonymat, dit-elle tout bas.

— Maîtresse ?

— L’anonymat. Le fait de se cacher même au milieu des autres. De se montrer discret et silencieux. De s’obliger à rester à part – sur un plan émotionnel, au moins. C’est une manière de vivre. De se protéger.

OreSeur ne répondit pas.

— Vous servez sous les ordres de vos maîtres, reprit Vin. Des hommes durs qui craignent vos compétences. Le seul moyen de les empêcher de vous haïr, c’est de vous assurer qu’ils ne vous prêtent aucune attention. Donc, vous vous efforcez de paraître petit et faible. Pas menaçant. Mais parfois, vous dites quelque chose qu’il ne faut pas, ou vous laissez transparaître votre esprit de rébellion.

Elle se tourna vers lui. Il la regardait.

— Oui, répondit-il enfin, en se retournant pour contempler la ville.

— Ils vous détestent, dit Vin tout bas. Ils vous détestent à cause de vos pouvoirs, parce qu’ils ne peuvent pas vous contraindre à trahir votre parole, ou parce qu’ils ont peur que vous soyez trop puissant pour être contrôlé.

— Ils finissent par avoir peur de vous, compléta OreSeur. Ils deviennent paranoïaques – terrifiés à l’idée que vous preniez leur place, alors même qu’ils se servent de vous. Malgré le Contrat, malgré l’assurance qu’aucun kandra ne romprait son serment sacré, ils vous craignent. Et les hommes détestent ce qu’ils craignent.

— Et par conséquent, déclara Vin, ils trouvent des excuses pour vous battre. Parfois, même vos efforts pour rester inoffensif paraissent les provoquer. Ils détestent vos talents, ils détestent le fait de ne plus avoir de raisons de vous battre, alors ils vous battent.

OreSeur se retourna vers elle.

— Comment savez-vous ces choses-là ? demanda-t-il d’un air insistant.

Vin haussa les épaules.

— Il n’y a pas qu’aux kandra qu’ils infligent tout ça, OreSeur. C’est exactement comme ça que les chefs de bande se comportent avec une jeune fille – une anomalie dans le monde clandestin et masculin des voleurs. Une enfant qui possédait l’étrange capacité de provoquer les événements – d’influencer les gens, d’entendre ce qu’elle n’était pas censée entendre, de se déplacer plus rapidement et discrètement que les autres. Un outil en même temps qu’une menace.

— Je… ne l’avais pas compris, Maîtresse.

Vin fronça les sourcils. Comment pouvait-il ne pas être au courant de mon passé ? Il savait que j’étais une gosse des rues. Enfin… le savait-il vraiment ? Pour la première fois, Vin comprit comment OreSeur avait dû la voir deux ans plus tôt, lorsqu’elle l’avait rencontré. Il était arrivé dans les environs deux ans après le recrutement de Vin ; il avait dû supposer qu’elle appartenait à la bande de Kelsier depuis des années, comme les autres.

— Kelsier m’a recrutée quelques jours avant que je vous rencontre, expliqua Vin. Enfin, en réalité, il ne m’a pas tant recrutée que sauvée. J’ai passé mon enfance à servir dans une bande de voleurs après l’autre, à travailler pour les hommes les moins recommandables et les plus dangereux, car c’étaient les seuls qui acceptaient d’accueillir deux vagabonds comme mon frère et moi. Les chefs de bande les plus intelligents comprenaient que j’étais un bon outil. Je ne sais pas trop s’ils devinaient que j’étais allomancienne – sans doute que certains oui, alors que d’autres croyaient que j’avais simplement « de la chance ». Dans un cas comme dans l’autre, ils avaient besoin de moi. Et ça les poussait à me haïr.

— Alors ils vous battaient ?

Vin hocha la tête.

— Surtout le dernier. C’était à l’époque où je commençais vraiment à découvrir comment me servir de l’allomancie, même si j’ignorais encore ce que c’était. Mais Camon savait, lui. Et il me détestait alors même qu’il se servait de moi. Je crois qu’il avait peur que je comprenne comment utiliser pleinement mes pouvoirs. Et ce jour-là, il craignait que je le tue… (Vin tourna la tête pour regarder OreSeur.) Et que je prenne sa place comme chef de bande.

OreSeur la dévisagea en silence, à présent assis sur son arrière-train.

— Il n’y a pas que les kandra qui traitent mal les humains, dit-elle tout bas. On est très doués pour se maltraiter entre nous, aussi.

OreSeur ricana.

— Au moins, avec vous, ils devaient se retenir, de peur de vous tuer. Avez-vous déjà été battue par un maître qui sait qu’il peut frapper aussi fort qu’il le veut sans vous tuer ? Il lui suffit de vous procurer de nouveaux ossements et vous serez prêt à reprendre le service le lendemain. Nous sommes les serviteurs parfaits : nous pouvons nous faire battre à mort le matin et vous servir le dîner le soir. Tous les avantages du sadisme sans les inconvénients.

Vin ferma les yeux.

— Je comprends. Je n’étais pas un kandra, mais je disposais du potin. Je crois que Camon savait qu’il pouvait me battre beaucoup plus rudement qu’il n’aurait dû.

— Pourquoi n’avez-vous pas pris la fuite ? demanda OreSeur. Aucun Contrat ne vous liait à lui.

— Je… Je n’en sais rien, répondit Vin. Les gens sont étranges, OreSeur, et la loyauté est bien souvent tordue. Je restais avec Camon parce que je le connaissais, et que j’avais plus peur de partir que de rester. Je n’avais rien d’autre que cette bande. Mon frère avait disparu et j’avais une peur bleue de me retrouver seule. Ça paraît étrange avec le recul.

— Parfois, une situation pénible reste préférable à l’alternative. Vous avez fait ce que vous deviez pour survivre.

— Peut-être. Cependant il y a toujours une meilleure solution, OreSeur. Je ne le savais pas avant de rencontrer Kelsier, mais la vie n’est pas forcément que ça. On n’est pas obligé de passer son temps à se méfier de tout le monde, à rôder dans l’ombre et à se tenir à l’écart.

— Si on est humain, peut-être. Mais je suis kandra.

— Vous pouvez apprendre la confiance malgré tout, insista Vin. Vous n’êtes pas obligé de haïr vos maîtres.

— Je ne les hais pas tous, Maîtresse.

— Mais vous ne leur faites pas confiance.

— Rien de personnel, Maîtresse.

— Mais si. Vous ne nous faites pas confiance parce que vous avez peur qu’on vous blesse. Je peux le comprendre : j’ai passé des mois en compagnie de Kelsier à me demander quand on allait de nouveau me faire du mal.

Elle marqua une pause.

— Mais OreSeur, personne ne nous a trahis. Kelsier avait raison. Encore maintenant, je trouve ça incroyable, mais les hommes de sa bande – Ham, Dockson, Brise – sont des gens bien. Et même si l’un d’entre eux devait me trahir, je préférerais quand même lui avoir fait confiance. Je peux dormir la nuit, OreSeur. Je peux me sentir en paix, je peux rire. La vie est différente. Meilleure.

— Vous êtes humaine, s’entêta OreSeur. Vous pouvez avoir des amis parce qu’ils ne craignent pas que vous les mangiez, ou autres inepties du même genre.

— Ce n’est pas ce que je pense de vous.

— Ah non ? Maîtresse, vous venez d’admettre que vous m’en vouliez d’avoir mangé Kelsier. Par ailleurs, vous haïssez le fait que j’ai respecté mon Contrat. Vous, au moins, vous avez fait preuve d’honnêteté.

» Nous dérangeons les humains. Ils détestent savoir que nous mangeons leurs semblables, quand bien même nous ne prenons que des corps déjà morts. Ceux de votre espèce trouvent déstabilisant que nous puissions prendre leur forme. Ne me dites pas que vous n’avez pas entendu les légendes concernant mon peuple. On nous appelle spectres des brumes – des créatures qui volent la forme des hommes qui s’aventurent dans la brume. Vous croyez qu’un tel monstre, une légende dont on se sert pour effrayer les enfants, sera jamais accepté dans votre société ?

Vin fronça les sourcils.

— C’est la raison même du Contrat, Maîtresse, poursuivit OreSeur, qui parlait d’une voix étouffée mais dure à travers ses lèvres de chien. Vous vous demandez pourquoi nous ne nous contentons pas de nous enfuir ? De nous fondre dans votre société et d’y devenir invisibles ? Nous avons essayé. Il y a longtemps, quand l’Empire Ultime était jeune. Votre peuple nous a découverts et a entrepris de nous détruire. Il s’est servi des Fils-des-brumes pour nous pourchasser, car il y avait beaucoup plus d’allomanciens à l’époque. Votre peuple nous détestait parce qu’il craignait que nous le remplacions. On nous a presque entièrement détruits – et c’est alors que l’idée du Contrat nous est venue.

— Mais quelle différence ? demanda Vin. Vous faites toujours la même chose, non ?

— Oui, mais désormais, c’est sous vos ordres, répondit OreSeur. Les hommes aiment le pouvoir, et ils aiment contrôler quelque chose de puissant. Notre peuple s’est proposé de le servir, et nous avons alors conçu un Contrat qui nous lie – et que chaque kandra faisait serment de respecter. Nous ne tuerons pas d’humains. Nous ne prendrons d’os que quand on nous l’ordonnera. Nous servirons nos maîtres avec une obéissance absolue. Quand nous avons commencé à nous y conformer, les hommes ont cessé de nous tuer. Ils nous haïssaient et nous craignaient toujours – mais ils savaient aussi qu’ils pouvaient nous commander.

» Nous sommes devenus vos outils. Tant que nous demeurions serviles, Maîtresse, nous avons survécu. Et c’est pour cette raison que j’obéis. Rompre le Contrat reviendrait à trahir mon peuple. Nous ne pouvons pas vous combattre, pas tant que vous disposez de Fils-des-brumes, et nous devons par conséquent vous servir.

Les Fils-des-brumes. Pourquoi sont-ils si importants ? Il laissait sous-entendre qu’ils étaient capables de trouver les kandra…

Elle garda cette information pour elle-même ; elle avait le sentiment que, si elle attirait son attention sur ce point, il allait de nouveau se refermer. Elle choisit donc plutôt de se redresser pour croiser son regard dans le noir.

— Si vous le souhaitez, je vous libère de votre Contrat.

— Et qu’est-ce que ça changerait ? demanda OreSeur. Je ne ferais qu’en obtenir un autre. Selon nos lois, je dois patienter une décennie de plus avant de pouvoir bénéficier de liberté – et seulement deux années, au cours desquelles je ne serai pas autorisé à quitter la patrie kandra. Dans le cas contraire, je risquerais d’être découvert.

— Dans ce cas, acceptez au moins mes excuses. C’était idiot de ma part de vous en vouloir pour avoir obéi à votre Contrat.

OreSeur hésita.

— Ça ne résout toujours rien, Maîtresse. Je dois toujours porter ce maudit corps de chien – je n’ai ni personnalité ni ossements à imiter !

— Je pensais que vous apprécieriez l’occasion d’être simplement vous-même.

— Je me sens nu, répondit OreSeur. (Il demeura un moment assis en silence, puis inclina la tête.) Cela dit… Je dois reconnaître que ces ossements présentent certains avantages. Je n’avais pas compris à quel point ils me rendraient discret.

Vin hocha la tête.

— Il y a eu une époque où j’aurais donné n’importe quoi pour être capable de prendre la forme d’un chien et passer ma vie à être ignorée par les autres.

— Mais plus maintenant ?

Vin secoua la tête.

— Non. Enfin la plupart du temps. Avant, je croyais que tout le monde était comme vous le dites : odieux, violent. Mais il y a des gens bien dans le monde, OreSeur. J’aimerais pouvoir vous le prouver.

— Vous parlez de votre roi, dit OreSeur en levant les yeux vers le bastion.

— Oui, répondit-elle. Mais pas seulement.

— Vous ?

Vin secoua la tête.

— Non, pas moi. Je ne suis ni quelqu’un de bien, ni de mauvais. Je suis simplement ici pour tuer.

OreSeur l’étudia un moment, puis se rallongea.

— Quoi qu’il en soit, reprit-il, vous n’êtes pas le pire de mes maîtres. Ce qui est, peut-être, un compliment de la part des miens.

Vin sourit, mais ses propres paroles résonnaient encore à ses oreilles. Simplement ici pour tuer…

Elle se tourna vers la lueur des armées en dehors de la ville. Une partie d’elle – celle qui avait été formée par Reen, qui employait encore parfois sa voix dans sa tête – lui soufflait qu’il existait un autre moyen de combattre ces armées. Au lieu de se reposer sur la politique et les négociations, la bande pourrait se servir de Vin. L’envoyer en une discrète excursion nocturne au cours de laquelle les rois et généraux des armées perdraient la vie.

Mais elle savait qu’Elend n’approuverait jamais rien de tel. Il refuserait l’emploi de la terreur, même contre ses propres ennemis. Il ferait remarquer que Straff ou Cett, si elle les tuait, seraient simplement remplacés par d’autres hommes, encore plus hostiles vis-à-vis de la cité.

Malgré tout, ça semblait une réaction si brutale, si logique. Une partie de Vin brûlait de le faire, ne serait-ce que pour ne pas passer son temps à attendre et à parler. Il n’était pas dans sa nature de se laisser assiéger.

Non, se dit-elle. Ce n’est pas ma façon de faire. Je ne suis pas obligée d’être comme Kelsier. Dure. Inflexible. Je peux devenir quelque chose de mieux. Fidèle aux valeurs d’Elend.

Elle ignora cette partie d’elle qui voulait simplement aller assassiner Straff et Cett, puis reporta son attention sur d’autres sujets. Elle se concentra sur son bronze pour guetter des signes d’allomancie. Bien qu’elle aime se déplacer par sauts et « patrouiller » dans les environs, elle était en réalité tout aussi efficace en restant à un seul endroit. Les assassins iraient sans doute en reconnaissance aux portes d’entrée, car c’était là que commençaient les patrouilles et qu’attendait la plus grande concentration de soldats.

Malgré tout, elle sentait son esprit vagabonder. Il y avait des forces à l’œuvre dans ce monde, et Vin n’était pas certaine de vouloir en faire partie.

Quelle est ma place ? se demanda-t-elle. Elle n’avait jamais eu l’impression de l’avoir trouvée – ni lorsqu’elle incarnait Valette Renoux, ni à présent qu’elle jouait les gardes du corps pour l’homme qu’elle aimait. Rien de tout ça ne semblait réellement lui convenir.

Elle ferma les yeux, brûlant du bronze et de l’étain, savourant sur sa peau le contact de la brume charriée par le vent. Et curieusement, elle sentit quelque chose, quelque chose d’infime. Au loin, elle percevait des vibrations allomantiques. Elles étaient si faibles qu’elle avait failli les rater.

Elles évoquaient celles dégagées par l’esprit des brumes. Elle le sentait également, beaucoup trop près. Au sommet d’un bâtiment, au cœur de la ville. Elle s’habituait à sa présence, non qu’elle ait vraiment le choix. Toutefois, tant qu’il se contentait de regarder…

Il a essayé de tuer l’un des compagnons du Héros, songea-t-elle. Il lui a donné un coup de couteau. Du moins le journal l’affirmait-il.

Mais… qu’était-ce donc cette pulsation au loin ? Elle était étouffée… et puissante. Comme un tambour lointain. Vin plissa très fort les yeux et se concentra.

— Maîtresse ? demanda OreSeur, s’animant soudain.

Elle rouvrit brusquement les yeux.

— Quoi ?

— Vous n’avez pas entendu ?

Elle se redressa.

— Qu…

Puis elle le perçut. Des pas à l’extérieur du mur, non loin de là. Elle se pencha plus près et remarqua une sombre silhouette qui descendait la rue en direction du bastion. Elle s’était tellement concentrée sur son bronze qu’elle avait totalement effacé les sons véritables.

— Bien joué, dit-elle en approchant du bord du toit de la guérite.

Alors seulement, elle comprit quelque chose d’important. OreSeur avait pris une initiative : il l’avait avertie du danger sans qu’elle lui ait donné l’ordre explicite d’écouter.

Ce n’était qu’un détail, mais il paraissait déterminant.

— Qu’en dites-vous ? demanda-t-elle tout bas en regardant approcher la silhouette.

Elle ne portait pas de torche et paraissait très à l’aise au cœur des brumes.

— Allomancien ? suggéra OreSeur, accroupi près d’elle.

Vin secoua la tête.

— Je ne sens pas de vibration allomantique.

— Donc si c’en est un, c’est un Fils-des-brumes, dit OreSeur, qui ne la savait toujours pas capable de percer les nuages de cuivre. Il est trop grand pour que ce soit votre ami Zane. Soyez prudente, Maîtresse.

Vin hocha la tête, laissa tomber une pièce, puis s’élança dans les brumes. Derrière elle, OreSeur bondit au bas de la guérite, sauta du mur et se laissa tomber à terre, cinq ou six mètres plus bas.

On dirait qu’il aime repousser les limites de ces ossements-là, songea-t-elle. Mais bien sûr, si une chute ne pouvait le tuer, elle pouvait peut-être comprendre son courage.

Elle progressa en exerçant des Tractions sur les clous d’un toit de bois, et atterrit non loin de la sombre silhouette. Elle dégaina ses couteaux et prépara ses métaux, s’assurant de disposer de duralumin. Puis elle s’avança discrètement dans la rue.

Surprise, se dit-elle. La suggestion de Ham la rendait nerveuse. Elle ne pouvait pas toujours compter sur la surprise. Elle suivit l’homme et l’étudia. Il était grand – très grand. Et vêtu d’une robe. En fait, cette robe…

Vin s’arrêta net.

— Sazed ? demanda-t-elle, stupéfaite.

Le Terrisien se retourna, le visage à présent visible à des yeux affinés par l’étain. Il sourit.

— Ah, lady Vin, dit-il de sa voix familière empreinte de sagesse. Je commençais à me demander combien de temps il vous faudrait pour me trouver. Vous êtes…

Il s’interrompit lorsqu’une Vin surexcitée l’étreignit.

— Je ne pensais pas que vous alliez revenir si vite !

— Je ne comptais pas revenir, lady Vin, répondit Sazed. Mais avec la tournure qu’ont pris les événements, je ne pouvais éviter cet endroit, je crois. Venez, nous devons parler à Sa Majesté. J’ai des nouvelles d’une nature quelque peu déroutante.

Vin le relâcha et leva les yeux vers son doux visage, notant la fatigue dans ses yeux. L’épuisement, même. Sa robe était sale et sentait la cendre et la sueur. Sazed se montrait généralement très méticuleux, même lorsqu’il voyageait.

— Que se passe-t-il ? s’enquit-elle.

— Des problèmes, lady Vin, répondit-il tout bas. Des problèmes et des ennuis.

Le puits de l'ascension
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